Victor Emmanuel II, l’ours couronné qui charma la reine Victoria
« Le roi a été très agréable et divertissant, faisant preuve d’une grande détermination, mais s’exprimant sans aucune réserve. Jusqu’à présent, j’ai réussi à le contenir et à l’éloigner de sujets scabreux. » écrivait la reine Victoria dans son journal intime, lors d’une réception à Londres, le 1er décembre 1855, à propos du roi Victor-Emmanuel II de Savoie. Le souverain piémontais n’avait rien du prince de salon. Rugueux, direct, presque brutal dans ses manières. Et pourtant, il a su faire forte impression sur la très protocolaire Victoria. La reine, d’ordinaire peu encline à l’indulgence, s’est laissée troubler. « C’est un homme fruste. Il danse comme un ours, s’exprime de manière inconvenante », note-t-elle dans son journal. Mais aussitôt, elle nuance. Car derrière l’ours mal léché, elle devine une trempe rare : « Si un dragon entrait, je suis sûre que tous fuiraient, sauf lui. Il dégainerait son épée pour me défendre. C’est un chevalier médiéval, un soldat, ce Savoie. »
La fascination ne faiblit pas. Elle s’approfondit, se polit au fil des échanges. Victoria observe, écoute, s’attendrit : « Lorsqu’on le connaît bien, on ne peut s’empêcher de l’aimer. Il est si franc, ouvert, droit, juste, libéral et tolérant, doté d’un profond bon sens. » Et surtout, elle conclut, comme on scelle une confiance politique et presque affective : « Il ne manque jamais à sa parole, et l’on peut compter sur lui. »Le roi des contrastes : hussard en uniforme, séducteur en ribote
Malgré son image de souverain droit et courageux, Victor-Emmanuel II n’échappait pas à la règle des excès humains. Le roi, en effet, a multiplié les liaisons extraconjugales, donnant naissance à une ribambelle de fils illégitimes. À Turin, où l’on ne manque jamais de souligner les failles de ses héros, il fut rapidement affublé d’un surnom en forme de provocation : « le véritable père de son propre peuple. » Une manière de rappeler que, sous le masque de la vertu royale, se dissimulait aussi un homme aux appétits bien plus mondains.
Selon les sources les plus accréditées, Victor-Emmanuel II était un souverain qui sortait du moule traditionnel. Loin de se conformer aux codes habituels, il préférait parler en piémontais – une langue qui, pour lui, représentait une authenticité régionale, mais qui, de surcroît, trahissait ses difficultés avec l’italien et le français.
« Fieui, a venta piè San Martin, se no j’Alman an faran fè San Martin a noi »
« Les gars, il faut prendre Saint Martin, sinon les Autrichiens nous feront subir la Saint Martin ! » Cri de guerre lancé par Victor-Emmanuel II lors de la bataille de San Martino, le 24 juin 1859, au moment le plus intense de la mêlée. Le jeu de mots rappelle le coutume piémontais de changer de domicile le jour même de la Saint-Martin.
À l’époque, la cour piémontaise affichait une fierté certaine pour la langue de Molière, symbole de raffinement et d’éloquence. Ce choix n’était pas anodin : la langue française incarnait un idéal de civilisation, une tradition littéraire et politique que beaucoup de souverains adoptaient pour se distinguer. Cependant, l’italien occupait aussi une place prépondérante, puisqu’il était la langue officielle des communications. Dans un royaume où chaque région parlait sa propre langue – reflet de diversités culturelles et historiques – l’italien servait de lien commun, assurant que, malgré les particularismes locaux, tout le monde puisse se comprendre. Même à Nice, par exemple, où les spécificités régionales persistaient, l’italien restait le vecteur d’une identité partagée.
Lorsqu’on évoque Victor Emmanuel II, c’est une dualité qui frappe : souverain à l’apparat doré, mais âme de rustre épris de chasses brutales, de conquêtes féminines et de nuits libertines. Ce roi coureur de jupons, étouffé par son propre trône, semblait jouer un rôle contre nature – comme si la couronne piémontaise écrasait un vagabond né pour les bivouacs et les chevauchées.

Le 1er décembre 1855, la reine Victoria croise ce paradoxe vivant. Dans son journal, elle consigne, intriguée : « S’il n’avait pu faire la guerre lui-même, il se demandait ce qu’il serait devenu. » Le monarque, le regard fiévreux et la voix rauque, lui aurait alors avoué dans un soupir théâtral : « C’est le suele chose que j’ai apprise à faire, je n’aime pas le métier de roi. Donc si je ne puis pas faire la guerre, je me ferai moine. »
La souveraine britannique, mélange de perplexité et de commisération, ajoute : « Pauvre homme ! Je le trouve misérable et très à plaindre. On dirait moins un monarque moderne qu’un chevalier médiéval, incapable de vivre sans son épée. » Ce soir-là, sous les lustres de palais, Victor Emmanuel II apparaît tel un anachronisme couronné – hanté par des batailles fantômes, déjà rouillé par une paix qui le ronge comme un poison.
Victor Emmanuel II, l’anti-diplomate
Le royaume de Sardaigne de 1859 tangue sous les rafales. Victor Emmanuel II, roi bourru au verbe aussi tranchant que sa lame, impose sa loi. Dans les archives – lettres raturées, dépêches fiévreuses –, pas de fioritures : ce souverain-là agit en obus, pulvérisant les codes. Stratège ? Non. Un bulldozer en uniforme, allergique aux chuchotements de chancellerie.
Prenez sa correspondance avec Cavour : un trésor brut, où chaque mot est un coup de gueule. Les éditeurs ont tenté de polir le diamant, gommant jurons et accès de rage. Erreur. Pour comprendre le Piémont de 1859, il faut lire les originaux – ces diplomates en dentelles qu’il méprise, ces appels à « faire sauter la table » quand l’Europe tergiverse.
Mars 1859. La France de Napoléon III vacille. Le Moniteur du 5 mars lâche une bombe : Paris lâcherait le Piémont face à l’Autriche, malgré les accords de Plombières de 1858. À Turin, on suffoque. Pas Victor Emmanuel. Lui, serre les poings, toise l’infamie. Mendier ? Jamais. Si la guerre éclate, il chargera en franc-tireur, bersaglieri en tête, protocoles au diable.
À la moindre hésitation de Napoléon III, le roi de Sardaigne sort la plume comme un sabre. Sa lettre à l’Empereur, rédigée dans l’urgence, est un mélange de chantage et de panache :
« Face à un événement que je juge impossible, il ne me resterait d’autre issue que de suivre l’exemple de mon magnanime père, le roi Charles-Albert, et de renoncer à une couronne que je ne pourrais plus porter avec honneur pour moi ni avec sécurité pour mon peuple. Contraint d’abandonner le trône de mes ancêtres, les égards que je me dois à moi-même, à la réputation de ma maison et à la prospérité de mon pays m’imposeraient le devoir de rendre publiques les raisons qui m’ont conduit à un tel sacrifice. »
Traduction : Si vous nous lâchez, je jette la couronne et vous traîne dans la boue.
Le 18, le roi griffonne à Cavour, le premier ministre, une missive où fuse sa vraie nature – soldat bourru, allergique aux salons :
« Cher Comte,
Il me semble que nous sommes à mal parti. Ce chien d’Empereur se moque de notre personne. Il y a malheureusement quelque chose qui, depuis longtemps, me le laisse pressentir – ses assurances impériales ne m’ont jamais convaincu. Si l’on désarme, nous commettrons une sottise complète. Adoptons le compromis que vous suggérez, pourvu qu’ils s’en contentent et que nous puissions ainsi tenir jusqu’au congrès, où nous verrons ce qu’il décidera de glorieux. Mais je crains que nous ne soyons dans l’agonie.Courage ! Rien n’est encore perdu. La fortune surgit parfois quand on l’attend le moins.
N’empêche : l’Empereur est une carogne. Pour le consoler, cher Comte, je lui ai envoyé une belle bête.
Faites-moi savoir si mon retour reste fixé à samedi matin, ou s’il faut l’avancer ou le retarder. En attendant, frottez-vous les mains et attendez l’avenir sans trembler.
Votre très affectionné,
Vittorio Emanuele. »
Absolutiste et unificateur : l’énigme d’un roi malgré lui
Victor Emmanuel II, ce roi chasseur né dans l’absolutisme, n’aura jamais lu Kant ni Machiavel. Son école ? Les Alpes piémontaises, le fusil à l’épaule et les nuits libertines. Anti-étiquette, allergique aux salons, ce rustre couronné incarne un paradoxe : un souverain archaïque devenu, malgré lui, le catalyseur d’une Italie moderne.
Pragmatisme brut. Voilà son credo. Pas de grands discours, mais un instinct de survie : épouser les rêves d’unité des patriotes tout en sauvant sa dynastie millénaire. Un jeu d’équilibriste. D’un côté, il toise les libéraux – ces «rêveurs en cravate ». De l’autre, il devient leur étendard malgré lui, jusqu’à ce que les Savoie ne fassent qu’un avec le Risorgimento.
Sur le champ de bataille, l’homme se révèle. À Palestro en 1859, il charge en première ligne, sabre au clair, boue jusqu’aux genoux. Les zouaves français, subjugués, le nomment caporal d’honneur. Un titre qu’il portera comme une médaille jusqu’à sa mort – chaque soir, pendant vingt ans, son nom résonnera dans l’appel militaire, fantôme héroïque d’un roi-soldat.
Mais derrière la légende du Re Galantuomo, les coulisses sentent le soufre. Pour sceller l’alliance avec Napoléon III, il vend sa fille Clotilde, 15 ans, à un cousin vieillissant et débauché: Napoléon-Jérôme Bonaparte. Il lâche Nice et la Savoie sans trop sourciller. La guerre contre l’Autriche ? Elle se termine en queue de poisson à Villafranca, la France lâchant le Piémont face à la menace prussienne, mais encore plus du point de vue d’un agrandissement excessif du Piémont.
Avec Cavour, c’est un tango orageux. Le roi-buffle et le comte-renard. L’un veut la guerre, l’autre la prépare en jouant aux échecs diplomatiques. Ils se détestent, mais font naître l’impossible : un royaume d’Italie. Même Garibaldi, le révolutionnaire repenti, finit par plier le genou : « Vittorio Emanuele fut notre pivot », avouera-t-il après l’épopée des Mille.
Alors, héros ou opportuniste ? Le vrai génie de Victor Emmanuel II fut d’incarner un oxymore : un absolutiste en père de la patrie, un séducteur en chef de guerre, un illettré en stratège. Son legs ? Une nation née dans le chaos, portée par les canons autant que par les compromis.
Et si le Risorgimento, au fond, ne fut qu’un immense hold-up historique – vol de drapeaux, trahisons familiales et coups de bluff – mené par un roi qui préférait les estampes de cerfs aux traités de philosophie ?
Sources:
I ricordi privati della regina Vittoria
Lettere di Vittorio Emanuele II
Vittorio Emanuele II il « re galantuomo » che sedusse l’Europa
Le Moniteur Universel du 5 mars 1859
Biografia di Vittorio Emanuele II, primo Re d’Italia
Motti storici Sabaudi commentati ed illustrati
Re galantuomo o Re caporale? Di certo Savoia sino al midollo

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