La Marine Sabaudienne : le rêve maritime d’un royaume montagnard

Ambroise Louis Garneray, "Vue de Nice", 1830. Source : musée nationale de la Marine - A. Fux

C’est une histoire de petits bouts de littoral, de vagues ambitions et de flottes modestes. Au XVe siècle, le Duché de Savoie, pourtant plus habitué aux montagnes qu’aux embruns, commence à jeter les bases d’une force navale embryonnaire. Villafranca (aujourd’hui Villefranche-sur-Mer) devient une base pour de petites unités, chargées surtout de prélever des taxes sur les navires croisant le long des côtes. Une modeste entrée en matière pour une dynastie qui, jusqu’au milieu du XVIe siècle, gardera un rapport en dents de scie avec la mer.

Tout change avec Emmanuel-Philibert de Savoie, surnommé Tête de Fer. Ce duc, au milieu des ruines laissées par les guerres entre la France et l’Espagne et les raids sarrasins, voit dans la mer une opportunité : relancer l’économie du comté de Nice et de son arrière-pays, mais aussi affirmer sa souveraineté. Nice est fortifiée, et une micro-flotte savoyarde voit le jour. Menée par l’amiral Andrea Provana de Leynì, elle participe en 1565 à la libération de Malte et, en 1571, à la célèbre bataille de Lépante.

Emmanuel-Philibert de Savoie, dit Tête de Fer

Les débuts timides d’une marine

Les origines de la marine savoyarde remontent à 1431. Les comptes du trésorier Chabod en attestent : des paiements sont mentionnés pour la construction de galères à Nice, commandées par le Duché de Savoie. Objectif : lutter contre les pirates. En 1435, un autre registre, signé par le trésorier Cerato, évoque un paiement au patron de la galère qui a convoyé la reine de Jérusalem, Marguerite de Savoie, de la Calabre à Villafranche.

Plus tard, en 1461, la galère San Maurizio est envoyée au secours du roi de Chypre sur ordre du duc Louis. En 1468, c’est au tour de la Santa Maria de Auxilio d’être construite, sous le règne d’Amédée IX. Petit à petit, la Savoie prend le large.

L’apogée symbolique

Le point d’orgue de cette ascension maritime arrive en 1571, lorsque le duc Emmanuel-Philibert est nommé Grand Maître de l’Ordre de Saint-Lazare par le pape Grégoire XIII. Un an plus tard, le 16 septembre 1572, le pape fusionne cet ordre avec celui de Saint-Maurice, fraîchement créé, pour lutter contre les Turcs et les hérétiques. Une manière de donner à la Savoie un rôle clé dans la défense de la chrétienté, tout en renforçant son prestige.

Soyons clairs : la marine savoyarde n’a jamais pesé lourd face aux grandes puissances maritimes de l’époque. Les petits bouts de côte du duché ne permettaient pas de rivaliser avec les Génois, les Espagnols ou les Vénitiens. Pourtant, la flotte savoyarde a su se faire remarquer. En 1571, à Lépante, Emmanuel-Philibert envoie trois galères – la Piemontese, la Margherita et la Capitana – sous le commandement de l’amiral Andrea Provana di Leinì. Ces navires, modestement équipés (un canon de proue, deux petits canons, deux canons de chasse et deux pierriers sur les flancs), participent à des faits d’armes marquants, comme la défense de Malte ou les batailles d’Oran et d’Hyères.

L’expansion maritime

En 1576, la Savoie franchit un nouveau cap : après des négociations interminables, la famille Doria cède le territoire d’Oneglia (l’actuelle partie est de la ville d’Imperia). Trois ans plus tard, en 1579, le duché acquiert le comté de Tende, assurant ainsi une liaison terrestre entre ses terres et Nice. Deux mouvements audacieux, à contre-courant du repli général de l’Italie sur elle-même, et en écho à l’émergence de la thalassocratie anglaise en Méditerranée. La Savoie, petit à petit, se met à rêver de vagues et d’horizons lointains.

Mais la gloire maritime est éphémère. En 1581, la flotte savoyarde est au plus mal : seules la Capitana et la Margherita tiennent encore la mer. Les navires de l’Ordre des Saints-Maurice-et-Lazare tombent en ruine. Quand Charles-Emmanuel veut envoyer trois galères en Sicile en 1588 pour servir le roi d’Espagne, il est obligé de louer des bateaux à Gênes.

Pendant ce temps, le duc joue les corsaires : il distribue des licences de course pour traquer les Turcs, à condition que les canons et les bateaux capturés atterrissent dans les arsenaux savoyards. Une astuce pour armer ses navires sans vider les caisses.

Un dernier souffle

À la fin du XVIe siècle, en 1599, la flotte se relève un peu avec trois nouvelles galères : la Capitana, la Patrona et la Margherita. Des bateaux neufs, mais qui portent les noms des anciens, partis à la casse. Comme un clin d’œil à une époque où la Savoie, malgré ses modestes moyens, essayait de faire entendre sa voix sur les flots. Pas facile, mais pas question de baisser les bras.

Le Piémont, l’allié inattendu de l’Angleterre

Au tournant du XVIIIe siècle, le Piémont devient un acteur clé dans la stratégie anglaise en Europe. Pour le Foreign Office, ce petit État coincé entre la France et le Saint-Empire romain germanique représente un rempart idéal contre ces deux géants. Mais pas seulement : le Piémont est aussi vu comme un point d’ancrage précieux en Méditerranée, une région où l’Angleterre cherche à étendre son influence.

Pourtant, l’alliance entre Londres et Turin ne s’est pas faite en un jour. Elle a mûri à travers des décennies de rapprochements, parfois cocasses. Par exemple, les ducs de Savoie ont multiplié les propositions matrimoniales improbables, comme celle d’Emmanuel-Philibert, poussé par Philippe II d’Espagne à tenter sa chance auprès d’Elizabeth Ire d’Angleterre. Sans succès, évidemment.

Nice aussi a joué un rôle dans cette séduction. Devenue port franc en 1667, la ville est plusieurs fois proposée aux Anglais comme alternative à Livourne pour le commerce méditerranéen. Une offre qui, malgré son intérêt, reste lettre morte. Mais ces tentatives montrent une chose : le Piémont est prêt à beaucoup pour se rapprocher de Londres.

Un traitement de faveur et le traité de 1704

L’Angleterre, de son côté, ne reste pas insensible aux avances piémontaises. Dès la fin du XVIIe siècle, les ambassadeurs savoyards bénéficient d’un traitement privilégié à la cour de Jacques II d’Angleterre. Ils sont les premiers Italiens à obtenir une équivalence royale dans le cérémonial de cour, un honneur rare qui souligne l’importance stratégique du Piémont aux yeux des Anglais.

Cette relation de plus en plus étroite atteint son apogée en 1704, au début de la guerre de Succession d’Espagne. Le 4 août, l’Angleterre et le Piémont signent un traité d’alliance militaire. Pour Londres, c’est l’assurance d’avoir un allié solide sur le continent. Pour Turin, c’est une reconnaissance de son rôle dans le jeu des grandes puissances.

Si les projets matrimoniaux et les offres commerciales autour de Nice n’ont jamais abouti, ils révèlent une réalité : le Piémont, malgré sa taille modeste, est un partenaire de poids. Londres, pragmatique, sait voir au-delà des chimères pour nouer des alliances solides. Et la Savoie, de son côté, y trouve une manière de renforcer son influence et son indépendance face aux géants qui l’entourent.

Victor-Amédée II : entre Sicile, Nice et Villefranche, un règne à deux visages

En 1713, Victor-Amédée II de Savoie embarque depuis la darse de Villefranche pour se faire couronner roi de Sicile (Plus tard, les Savoie l’échangeront en contrepartie de la Sardaigne). Un sacré bond en avant pour ce souverain montagnard, qui hérite d’un territoire méditerranéen et d’un titre royal grâce au traité d’Utrecht. Mais gérer un royaume insulaire, c’est une autre paire de manches, surtout quand on a une marine embryonnaire. Pour rejoindre Palerme, il doit embarquer 6 000 soldats sur des navires anglais. Une leçon de modestie pour celui qui rêve de grandeur.

La rade de Villefranche au XVIII siècle

Nice, la grande oubliée

Pourtant, ce couronnement sicilien ne profite guère au Comté de Nice, pourtant récupéré la même année après des années d’occupation française (1691-1696 et 1705-1713). Victor-Amédée II, ce roi centralisateur et absolutiste à la manière de Louis XIV, ne fait rien pour développer Nice. Les voies de communication, le commerce, l’urbanisme ? Rien. La ville devra attendre le règne de son fils, Charles-Emmanuel III, pour voir creuser le port Lympia et connaître un véritable essor économique.

Villefranche, le projet maritime d’un roi ambitieux

En revanche, Villefranche, ce petit port militaire d’où il est parti pour la Sicile, bénéficie de toute son attention. Victor-Amédée II y lance des travaux d’envergure pour en faire un joyau maritime digne de son nouveau statut royal. Il ordonne l’agrandissement de la darse, prolonge le môle, fait creuser la « forme des galères » (un bassin de radoub) et ériger une porte monumentale en marbre blanc. Si les travaux ne s’achèvent qu’en 1782, sous le règne de Victor-Amédée III, avec la construction de la corderie, c’est bien lui qui en conçoit le projet.

La Savoie et la mer : une ambition maritime à petits pas

En 1738, Charles-Emmanuel III, fils de Victor-Amédée II, reprend l’île de Sant’Antioco et y installe des exilés de Tabarka, une ancienne colonie génoise. Ces réfugiés fondent Carloforte, un village nommé en l’honneur du roi. C’est le début d’une politique navale qui, malgré des finances souvent précaires, tente de maintenir une flotte et de développer le commerce maritime.

Plan du Port Lympia de Nice

À Nice, le port marchand de Lympia voit le jour, et en 1749, un édit royal autorise tout étranger – y compris les non-catholiques, à condition de ne pas faire de prosélytisme – à s’installer et à commercer dans la ville. Une ouverture rare pour l’époque, mais qui ne suffit pas à combler le retard maritime de la Savoie.

Une flotte modeste face aux pirates

En 1763, après une nouvelle incursion algérienne, Turin décide de renforcer sa flotte. Deux speronare (navires légers) viennent s’ajouter aux deux vaisseaux achetés en Angleterre. Une force modeste, mais qui permet à la Savoie d’occuper l’archipel de La Maddalena en 1767 et de repousser une expédition tunisienne en 1772.

À Villefranche, les efforts se concentrent sur la modernisation du port : une école navale est créée, des entrepôts et des chantiers navals sont construits, ainsi qu’une digue et un bassin de radoub (la fameuse « forme des galères »), encore utilisé aujourd’hui pour les grands yachts. Une mosquée est même édifiée pour les forçats musulmans. Des investissements lourds pour les finances savoyardes, mais aux résultats mitigés.

Les limites d’une ambition

Malgré ces efforts, la Savoie peine à développer une véritable culture maritime. Les équipages manquent d’homogénéité, la maintenance est insuffisante, et les projets de modernisation, comme la création d’une industrie navale nationale, se révèlent coûteux et souvent infructueux. L’échec de l’Associazione per il Commercio Marittimo, un projet ambitieux mais utopique d’ouvrir une ligne commerciale vers les Antilles, en est un exemple frappant.

Face à la reprise des raids barbaresques après 1778, Victor-Amédée III doit se résoudre à vendre ses vaisseaux et à revenir à la propulsion à rames. En 1782, il achète à Naples deux demi-galères, des navires de 30 mètres alliant 40 rames et une voilure efficace. Ces unités, bien que techniquement dépassées, se révèlent parfaites pour la chasse aux felouques et aux chebecs barbaresques.

Nice, Villefranche et la renaissance de la marine savoyarde : une épopée maritime

En 1792, les troupes françaises déferlent sur le Comté de Nice. La corvette Carolina est capturée, l’arsenal de Villefranche pillé. Les Français emportent tout : canons, matériaux, navires. Seule la frégate San Vittorio, commandée par le capitaine écossais Ross, parvient à s’échapper. Nice, occupée jusqu’en 1814, subit de plein fouet les conséquences de la guerre. Villefranche, autrefois base navale stratégique, sombre dans l’oubli.

Pourtant, la Savoie ne baisse pas les bras. Après la chute de Napoléon en 1814, elle entre dans une nouvelle ère. Avec l’annexion de Gênes en 1815, la marine savoyarde trouve un second souffle. Et c’est Giorgio Andrea Agnes Des Geneys, baron de Fenile et comte de Rinasca, qui va tout changer.

Un navire piémontais

Des Geneys, le visionnaire

En 1814, Des Geneys propose un projet ambitieux : le Progetto di Stabilimento per la Regia Marina e di amministrazione per la Medesima. Ce plan vise à reconstruire et moderniser la flotte savoyarde en s’appuyant sur les infrastructures génoises : un port exceptionnel, un arsenal, une darse et des chantiers navals. En moins de quatre ans, il crée une flotte impressionnante : trois frégates (dont la fameuse Commercio di Genova), une corvette, deux brigantins, deux goélettes, quatre demi-galères, deux lancions et quatre gondoles.

Le 9 avril 1822, Des Geneys mène une division navale vers le Maroc. Objectif : signer un traité de commerce avec le sultan, un accord fortement soutenu par les armateurs génois. En 1825, il dirige une action militaire contre Tripoli, mettant fin aux raids barbaresques sur les côtes italiennes.

L’apogée sous Charles-Félix

Sous le règne de Charles-Félix (1821-1831), la marine sarde atteint son apogée. Le roi encourage son développement pour protéger le commerce maritime, en plein essor après la paix avec les États barbaresques. Mais avec l’avènement de Charles-Albert (1831-1849), l’élan s’essouffle. Malgré tout, Des Geneys continue de soutenir les initiatives commerciales, notamment en établissant des liens avec les colonies ligures en Amérique du Sud.

L’héritage de Des Geneys

Le 25 février 1834, la frégate Des Geneys traverse l’Atlantique pour la première fois, direction Rio de Janeiro. En août 1836, la frégate Euridice atteint Montevideo. Et le 8 septembre 1838, la frégate Regina part de Gênes pour tenter la circumnavigation du globe.

Giorgio Des Geneys

À la mort de Des Geneys le 8 janvier 1839, la marine perd son guide visionnaire. Le général Nicola Brancaccio résume ainsi son héritage : « Morto il Des Geneys nel 1839, mancò la mano ferma che guidasse i destini della marineria » (« À la mort de Des Geneys en 1839, il manqua la main ferme pour guider les destins de la marine »).

La modernisation sous Cavour et La Marmora

En 1850, un décret royal sépare les affaires navales de celles de la guerre, les confiant au ministère de l’Agriculture et du Commerce, rebaptisé « Ministère de la Marine, de l’Agriculture et du Commerce ». Sous l’impulsion de Camillo Benso di Cavour, nommé à sa tête, la marine connaît une nouvelle renaissance. Cavour, soutenu par le contre-amiral Filippo Corporandi d’Auvare, entreprend une réorganisation complète.

Alfonso La Marmora, qui dirige le ministère jusqu’en 1859 (sauf une brève parenthèse pendant la guerre de Crimée), poursuit cette modernisation. Il recentre les efforts sur le transfert de la base navale à La Spezia, un projet approuvé en mai 1857. Sous sa direction, la marine retrouve une discipline et une efficacité perdues depuis longtemps.

De Nice à La Spezia, une histoire de résilience

Nice et Villefranche, marquées par les saccages français, symbolisent la résilience de la Savoie face à l’adversité. Grâce à Des Geneys et à son projet d’etablissement d’une force maritime sabaudienne, la marine savoyarde renaît de ses cendres, passant d’une flotte modeste à une force respectée en Méditerranée. Aujourd’hui, cet héritage est encore visible : les deux porte-avions de la Marina Militare Italienne portent les noms de Giuseppe Garibaldi et de Cavour, rappelant que les rêves de grandeur, même après les destructions, peuvent renaître.

Une histoire qui montre que, parfois, les défaites ne sont que des étapes vers de nouveaux horizons.

Sources:

Ciro Paoletti, La Marina Sabauda: dal 1798 alla Restaurazione

La Marina del Regno di Sardegna

Quando i Savoia scoprirono il mare. E costruirono una flotta

La Marina Sabauda nel Cinquecento